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Une façon de mieux comprendre le fonctionnement émotionnel consiste à structurer les émotions en différentes catégories. Selon les théories avancées, les catégories d’intérêt sont les émotions discrètes, certaines dimensions élémentaires des émotions, ou encore les dimensions de l’analyse cognitive (ou appraisal). Cet article résume ces différentes approches théoriques et montre l’intérêt d’une approche en termes d’évaluation cognitive.
Dans toute tentative de comprendre un phénomène complexe, il est naturel de rechercher des modèles explicatifs basés sur des simplifications, des catégorisations ou des dénominateurs communs. Dans le domaine de la neuropsychologie, par exemple, les chercheurs, se fondant sur le fait que nous disposons de deux hémisphères cérébraux, ont tenté d’identifier des dénominateurs communs permettant de différencier les fonctions de chaque hémisphère. Plusieurs dichotomies ont été ainsi proposées, catégorisant les fonctions mentales en « verbales » ou « analytiques » (car sous-tendues par l’hémisphère gauche) et en « non verbales », « spatiales » ou « holistiques » (car sous-tendues par l’hémisphère droit). Si la « dichotomania » qui a suivi a inspiré de nombreux travaux organisant la pensée en catégories, cette approche s’avère aujourd’hui limitée pour rendre compte de la complexité des mécanismes de la pensée.
S’agissant des mécanismes émotionnels, cette volonté d’organiser nos observations en catégories susceptibles de nous aider à mieux comprendre les phénomènes observés a débouché sur différentes approches théoriques. Certaines permettent de regrouper les émotions en différentes catégories, mais avec un pouvoir explicatif limité ; d’autres nous aident véritablement à mieux comprendre l’émergence des émotions et la nature des mécanismes impliqués. Nous présenterons brièvement trois approches dans le présent article, en soulignant leurs avantages et leurs limites.
Théories des émotions discrètes
Depuis des décennies, voire des siècles, des chercheurs ou philosophes, dont Paul Ekman et, avant lui, Charles Darwin ou encore René Descartes, ont proposé que notre système émotionnel était organisé en un nombre limité d’émotions « fondamentales » qui auraient un caractère adaptatif et qui seraient à la base de notre système motivationnel. Ces émotions, qu’on qualifie également de « primaires » ou « discrètes » seraient universelles et innées, et posséderaient chacune une fonction évolutionnaire. La liste de ces émotions, qui peut varier selon les auteurs, comprendrait la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût et, éventuellement, la surprise et le mépris.
Ces émotions de base seraient caractérisées par des conditions d’émergence spécifiques et leurs évènements déclencheurs seraient universels. De plus, chaque émotion ressentie engendrerait un pattern d’expression faciale spécifique, ainsi qu’un pattern de réponse autonome spécifique. Enfin, les émotions de bases seraient liées à des patrons d’activités neuronales spécifiques. Par exemple, le dégoût serait lié à une activation d’une partie de l’insula, alors que la peur serait liée à une activation de l’amygdale. Les fonctions adaptatives permettraient à l’individu de s’adapter à son environnement physique, avec une augmentation ou une réduction de l’entrée des informations sensorielles, dans le cas, respectivement, de la peur ou du dégoût.
Même si certains auteurs proposent que des émotions plus complexes pourraient être issues de la combinaison de ces émotions de base, une approche explicative se fondant sur les émotions discrètes peine à rendre compte de la richesse et de la complexité de nos mécanismes émotionnels.
Théories dimensionnelles
Pour certains auteurs, catégoriser les émotions en termes d’émotions discrètes n’aide pas à la compréhension des émotions et de leur fonctionnement. Ils proposent au contraire de décrire les émotions en termes de dimensions élémentaires et indépendantes liées à notre expérience affective. Ce sont ces dimensions qui formeraient ainsi les catégories d’intérêt, au contraire des émotions discrètes. Elizabeth Duffy a proposé une théorie uni-dimensionnelle, uniquement basée sur la notion d’éveil. Pour elle, l’émotion se réduirait à la notion d’un continuum d’éveil (ou d’énergie), qui affecterait l’ensemble de l’organisme et rendrait compte de son potentiel à répondre de différentes façons.
Selon d’autres auteurs, comme Lisa Feldman-Barrett et James Russel, toutes les émotions pourraient être représentées sur le pourtour d’un cercle dont les axes seraient la valence (de déplaisant à plaisant) et le niveau d’activation ou d’éveil (de faible à fort). Cette théorie bidimensionnelle dite « circumplex » est corroborée par des résultats de travaux d’imagerie cérébrale fonctionnelle qui suggèrent l’existence de réseaux neuronaux distincts sous-tendant les dimensions d’éveil et de valence. Par exemple, il a été observé que les structures du lobe temporal médian sous-tendent l’éveil, alors que les aires corticales dorsales et mésolimbiques sous-tendent la valence. D’autres études ont montré que l’amygdale, est sensible à l’intensité émotionnelle mais non à la valence, alors que d’autres structures, telles que le cortex frontal ventro-médian et le cortex orbitofrontal sont sensibles à la valence, mais non à l’intensité. Il est toutefois important de ne pas confondre les dimensions d’éveil et d’intensité qui ne sont pas interchangeables. Dans le cadre de la théorie « circumplex », une émotion, telle que la tristesse, est caractérisée par une valence fortement déplaisante et un taux d’éveil moyen, mais rien ne spécifie l’intensité de la tristesse ressentie.
Il n’existe pas véritablement de consensus dans la littérature quant aux dimensions devant être retenues pour décrire la pluralité des émotions ressenties. Certains auteurs proposent d’ajouter à la valence et l’éveil la puissance ou l’intensité, le contrôle ou la dominance, certaines dimensions étant assez proches les unes des autres.
Le fait de caractériser les émotions ressenties par différentes dimensions, quelles qu’elles soient, ne fournit toutefois aucune information sur le fonctionnement des mécanismes émotionnels et, plus particulièrement, sur les mécanismes de déclenchement des émotions. De plus, des émotions différentes, telles que la colère et la peur, par exemple, qui sont caractérisées par des dimensions de valence (négative) et d’éveil (élevé) très proches, sont pourtant liées à des motivations et des tendances à l’action différentes : la peur génère une tendance à l’action d’évitement, alors que la colère génère une tendance à l’action d’approche.
Théories de l’évaluation
Aujourd’hui, les théories de l’évaluation occupent une place croissante dans les recherches sur l’émotion et sont parmi les plus influentes. Elles sont—ou ont été—portées par plusieurs auteurs, tels que Richard Lazarus, Magda Arnold, Nico Fridja ou, plus récemment, Klaus Scherer et David Sander. Par évaluation, on entend ici l’évaluation cognitive ou « appraisal ». Il s’agit d’évaluer différents critères d’une situation ou d’un objet, et c’est cette évaluation qui serait à l’origine du déclenchement et de la différenciation des émotions. Ces critères constitueraient ici les catégories d’intérêt des théories de l’évaluation. Il s’agit là d’un avantage indéniable par rapport aux théories dimensionnelles. Cette évaluation est supposée très rapide, automatique et principalement non consciente et nécessite que l’objet ou l’évènement soient importants pour l’individu. Nous serions dotés d’un dispositif automatique qui « scannerait » continuellement notre environnement, dans le but d’y détecter la présence d’éléments importants pour notre bien-être ou notre survie.
Les critères de cette évaluation sont multiples. Il s’agit principalement, dans un ordre chronologique de mise en œuvre, de l’évaluation : a) de la pertinence d’un objet ou d’un évènement par rapport aux buts et aux besoins de l’individu ; b) des conséquences pour l’individu de la présence de cet objet ou de cet évènement ; c) de la capacité de l’individu à contrôler ces conséquences, ainsi que de l’effort à fournir pour le faire ou pour s’ajuster à une nouvelle situation et, enfin ; 4) de la conformité de la situation générée par rapport aux normes et valeurs personnelles et sociales. L’ensemble de ce processus d’évaluation aurait des répercussions sur d’autres fonctions cognitives, telles que l’attention, la mémoire, la motivation le raisonnement et la prise de décision.
Les théories de l’évaluation mettent l’accent sur l’importance de la coordination et de la synchronisation de modifications de différents sous-systèmes (ou différentes composantes) de l’organisme dans le processus de genèse d’une émotion. Selon Klaus Scherer, les processus d’évaluation juste décrits représenteraient la première de ces composantes. Une seconde composante serait la réponse physiologique engendrée par cette évaluation; une troisième composante, la tendance à l’action ; une quatrième, l’expression motrice (dont l’expression faciale) et, enfin, la cinquième composante serait le sentiment subjectif qui correspondrait à la prise de conscience de l’état émotionnel dans lequel l’individu se trouverait. L’une des caractéristiques majeures de cette théorie est le fonctionnement à la fois parallèle et sériel des différents processus ou sous-systèmes. D’une part, les critères d’évaluation se feraient dans un ordre temporel précis (tel que celui décrit plus haut). D’autre part, les cinq composantes seraient activées, dans un ordre précis également, qui se répéterait à chacune des étapes de l’évaluation, en vue de la mise à jour de l’état des différentes composantes de l’organisme.
La conjonction du fonctionnement des différents critères d’évaluation et des modifications engendrées au sein des différentes composantes de l’organisme permet ainsi de rendre compte de façon précise non seulement de la genèse d’une émotion, mais également de la nature précise du fonctionnement émotionnel, ainsi que des conséquences de ce fonctionnement sur l’ensemble de la cognition.
Liens entre dimensions et évaluation
Certaines dimensions, telles que la valence, qui est au centre des théories dimensionnelles, prennent un sens tout particulier et plus précis dans les théories de l’évaluation. D’une part, la valence est considérée comme une propriété intrinsèque à l’objet ; il s’agit de ce qu’on nomme « l’agrément intrinsèque ». D’autre part, la valence est considérée comme la congruence (facilitation) ou la non-congruence (entrave) avec les buts et les besoins d’un individu donné, à un moment donné. Par exemple, on peut considérer une mousse au chocolat comme possédant une valeur élevée d’agrément intrinsèque, mais une congruence nulle avec l’objectif de perdre des kilos. Il apparaît dans cet exemple qu’une approche évaluative est plus proche du fonctionnement même de l’individu et de l’anticipation de ses réactions qu’une approche dimensionnelle ou qu’une approche en termes d’émotions discrètes.
En conclusion, nous avons vu que différentes approches théoriques proposent d’organiser les émotions selon différentes catégories d’intérêt, avec des succès variables selon la catégorie choisie. Certaines approches peinent à rendre compte de certaines observations ; d’autres nous aident véritablement à mieux comprendre l’émergence des émotions et la nature des mécanismes impliqués.
Nombreuses sont les études portant sur le comportement du consommateur qui se basent sur les émotions discrètes. C’est souvent le cas, par exemple, des études enregistrant l’expression faciale. Or des analyses portant sur les unités d’action faciales générées lors de l’évaluation des différents critères des modèles de l’appraisal pourraient être plus prometteuses pour prédire le comportement du consommateur.
Les travaux et les différentes propositions d’études de KeyEmotion Lab portent sur les mécanismes de déclenchement des émotions et sur les effets des émotions sur la motivation, le raisonnement, la tendance à l’action et la prise de décision. Ils s’inscrivent clairement dans le cadre de l’approche évaluative qui s’avère la plus performante pour rendre compte des effets des émotions sur la prise de décision.
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