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L’étude des mécanismes émotionnels révèle que nous disposons d’un outil à la fois complexe, puissant et extrêmement utile pour notre bien-être et notre survie qui nous permet de guider notre comportement, même en dehors de toute perception consciente des éléments déclencheurs de ce comportement. Explications.
Imaginez-vous cet été faire une balade en basse montagne. Vous évoluez sur un sentier parsemé de pierres, quand soudain se présente juste devant vous un serpent profitant de la chaleur accumulée par la roche. Miraculeusement, vous parvenez à déplacer votre pied juste à temps pour éviter de déranger l’animal. Bien sûr, vous ressentez de la peur, mais cette peur est apparue juste après votre geste d’évitement.
Nous savons aujourd’hui que cette prouesse a été possible par le fait que nous disposons de deux voies visuelles différentes entre l’œil et le cerveau. La première est au service de la reconnaissance et de l’identification des objets et offre un grain d’analyse très fin. Elle court de l’œil au cortex visuel dit « strié », en passant par le corps genouillé latéral ; on l’appelle donc « voie rétino-géniculo-striée ». La seconde est au service de l’attention et des réactions émotionnelles. Il s’agit d’une voie sous-corticale qui va de l’œil au pulvinar (noyau du thalamus), en passant par le tectum : on la nomme « voie rétino-tecto-pulvinar ». L’information est alors projetée du pulvinar vers l’amygdale, l’une des structures clés dans les mécanismes émotionnels. Une fois stimulée, l’amygdale permet de commander des réponses appropriées modifiant l’état du corps et, notamment, des réponses motrices comme l’évitement d’un serpent ou de tout autre objet susceptible de nuire à votre bien-être ou votre survie. Cette voie sous-corticale a comme principales caractéristiques de générer une réponse émotionnelle, de participer à l’orientation de l’attention et de permettre des réactions extrêmement rapides. Mais elle ne permet pas la perception consciente de l’élément déclencheur de cette émotion. La perception consciente, elle, nécessite, outre la participation du cortex visuel, celle de la partie ventrale (temporale) du cerveau pour le traitement de la forme des objets et de la partie dorsale (pariétale) du cerveau pour le traitement des informations de localisation dans l’espace des objets ou des parties d’objets. Ce traitement cortical, qui permet la reconnaissance et l’identification détaillée des objets, impliquera ensuite la partie médio-temporale du cerveau où se trouvent l’hippocampe et l’amygdale. L'amygdale sera donc également stimulée, mais cela prendra plus de temps que via la voie courte sous-corticale.
De nombreuses observations en neuropsychologie, portant sur des patients cérébrolésés, ont confirmé l’existence de cette voie sous-corticale qui est au service à la fois de l’orientation de l’attention dans l’espace et de la détection d’objets potentiellement pertinents pour le bien-être et la survie des individus. Par exemple, des patients réputés aveugles, car souffrant d’une lésion du cortex visuel qui rend impossible toute perception consciente d’objets, sont capables de pointer du doigt vers une cible pénétrant dans leur champ visuel, alors qu’ils ne la perçoivent pas consciemment. Ces patients, dits patients « blindsight », présentent un phénomène à la fois spectaculaire et intrigant, même pour eux-mêmes, lorsqu’ils apprennent qu’ils pointent correctement vers un objet qu’ils ne perçoivent pourtant pas. D’autres patients, sans perception consciente du contenu d’un dessin ou d’une photographie, peuvent montrer une réaction de gêne en présence d’une scène érotique, par exemple, sans connaître l’origine de la réaction émotionnelle qu’ils ressentent.
Par ailleurs, des travaux d’imagerie cérébrale effectués chez des participants normaux ont montré que l’amygdale s’active en présence de visages exprimant des émotions, même en l’absence de perception consciente de ces visages. Dans ce type de travaux, un visage exprimant une émotion est présenté très brièvement (une trentaine de millisecondes) et de façon masquée par la présence d’un visage neutre de la même personne qui le précède et le suit. Dans ces conditions, les participants ne perçoivent consciemment que le visage neutre et n’ont aucune perception consciente du visage émotionnel masqué « pris en sandwich » entre les deux apparitions du visage neutre. Néanmoins, l’accès aux informations émotionnelles est possible par une partie de notre cerveau et une activation de l’amygdale est observée. Il est aussi remarquable de constater que cette activation n’est pas limitée à la présentation d’un visage exprimant la peur, mais qu’elle est également possible pour différentes expressions faciales. Ce résultat est important car, contrairement à une conception qui était largement partagée, l’amygdale n’est pas une structure impliquée uniquement dans l’émotion de peur, mais elle est impliquée également dans de nombreuses autres émotions.
Audric Mazzietti, Virginie Sellem et Olivier Koenig se sont intéressés à la possibilité d’induire des émotions chez les sujets normaux, sans que ceux-ci ne perçoivent les stimuli inducteurs de ces émotions. Pour ce faire, ils ont utilisé un paradigme expérimental original, appelé « CFS » (pour continuous flash suppression), qui consiste à présenter à un œil une succession de dessins de carrés colorés et contrastés (ressemblant aux peintures de Piet Mondrian), alors que des stimuli susceptibles de générer une réponse émotionnelle (des photos censées générer du dégoût), étaient présentés à l’autre œil. La présentation des stimuli était effectuée à l’aide d’un stéréoscope miroir, appareil d’optique permettant la superposition des images présentées à chaque oeil. Le fait que chaque œil perçoive une information différente génère une rivalité binoculaire et seules les informations dynamiques et contrastées en provenance de la succession des carrés colorés sont perçues consciemment par le participant. L’objectif des auteurs de cette étude était de montrer que les images dégoûtantes, pourtant non perçues consciemment, induisaient chez les participants une émotion de dégoût générant elle-même un besoin de propreté.
Juste après cette phase d’induction, les participants devaient réaliser une tâche dite de « dot-probe » dans laquelle différentes photos de mains étaient présentées : soit des mains qui tiennent des tasses (stimuli neutres), soit des mains qui se lavent — des mains ensavonnées placées sous un robinet (stimuli pertinents). L’idée était que les mains qui se lavent représentent des stimuli pertinents car répondant aux buts et besoins des participants chez lesquels une émotion de dégoût a été induite. À chaque essai de cette expérience, un stimulus pertinent et un stimulus neutre étaient présentés aléatoirement à gauche ou à droite d’une croix de fixation centrale sur l’écran de l’ordinateur. Un point (dot) apparaissait ensuite à la place de l’un des deux stimuli et la tâche des participants était de décider le plus rapidement possible si le point était apparu à la place du stimulus de gauche ou de droite. Les résultats de cette expérience ont montré que les sujets répondaient plus rapidement lorsque le point apparaissait à la place du stimulus pertinent, c’est-à-dire le stimulus qui répondait au besoin de propreté des participants induits au dégoût. En effet, la présence d’un stimulus pertinent avait capté l’attention du participant et lorsque son attention était déjà orientée là où le point apparaissait, sa réponse était plus rapide. Cet effet n'était pas observé chez des participants qui n’avaient pas été soumis à la tâche d’induction. L’attention des participants avait donc été automatiquement orientée vers le stimulus répondant au besoin généré par leur état émotionnel.
En conclusion, ce court article montre qu’il est possible que des stimuli de l’environnement que nous ne percevons pas consciemment génèrent une réaction comportementale, une émotion, et des buts et besoins dont nous ne connaissons pas l’origine. Il est même possible que ces buts et besoins ne soient pas conscients. Cette observation ouvre une fenêtre captivante non seulement sur la compréhension de notre système émotionnel, extrêmement complexe, mais également sur la compréhension des mécanismes intimes de notre pensée. Il s’agit là, peut-être, d’un début de réponse à la question de l'une des origines possibles de nos actions et de nos intentions…
Si vous partez en randonnée cet été, faites donc confiance à votre système émotionnel… mais n’oubliez pas de garder les yeux grand ouverts !