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Une opinion communément admise est que les émotions sont susceptibles de biaiser le raisonnement et la prise de décision. Toutefois, des découvertes scientifiques récentes montrent au contraire qu’elles sont d’une aide précieuse dans certains types de raisonnements et de décisions. Explications.
Une opinion communément admise est que les émotions sont susceptibles de biaiser le raisonnement et la prise de décision. En effet, nombreux sont celles et ceux qui estiment qu’une décision de type impulsif ou « à chaud » risque d’être désavantageuse pour l’individu. Combien de fois ne vous êtes-vous pas dit que « la nuit portait conseil » et qu’il était préférable de reporter une décision au lendemain ? Depuis la nuit des temps, des hommes de science, penseurs ou philosophes ont considéré que les émotions s’opposaient à la raison et que pour bien raisonner et prendre de bonnes décisions, il fallait contrôler ou mettre de côté ses émotions.
Au cours des dernières décennies, toutefois, le développement de nos connaissances sur les mécanismes cérébraux ont montré toute l’importance des émotions dans le raisonnement et la prise de décision. Les observations faites en neuropsychologie cognitive (une discipline qui a comme objet de mieux comprendre le fonctionnement cognitif normal en comparant les capacités déficitaires à celles préservées chez des patients atteints d’une lésion cérébrale), ont également contribué à faire progresser nos connaissances sur la question.
Afin de mieux comprendre cela, il est nécessaire de préciser deux choses : qu’entendons-nous par « émotion » et de quel type de raisonnement parlons-nous ?
D’une part, une émotion est définie comme un épisode limité dans le temps, au cours duquel un élément déclencheur (la présence d’un objet ou d’une situation) est évalué comme pertinent par l’individu (c’est-à-dire comme susceptible d’affecter son bien-être ou ses buts et besoins, dans un sens facilitateur ou obstructif). La présence de cet élément déclencheur va générer des réponses cognitives diverses (en particulier attentionnelles et mnésiques), une tendance à l’action d’approche ou d’évitement, ainsi que des modifications de l’état corporel (réponses physiologiques, hormonales, modifications de l’expression faciale…). L’émotion n’est donc pas définie ici comme un état pérenne qui pourrait vous suivre toute une journée, voire pendant plusieurs jours, comme de la tristesse après une rupture amoureuse, ou de la bonne humeur lors de vos vacances à la mer.
D’autre part, il est possible de considérer plusieurs types de raisonnements : 1) des raisonnements conduisant à des actions « réflexes ou automatiques », comme, p.ex., j’écris une lettre sur ma terrasse, un coup de vent emporte la feuille sur laquelle j’écris, et je fais un geste pour tenter de la rattraper; 2) des raisonnements techniques, comme, p.ex., je suis la procédure de montage d’un bain de soleil que je viens d’acheter dans un célèbre magasin de meubles suédois; 3) des raisonnements « personnels », comme, p.ex., je décide de partir en vacances en train plutôt qu’en avion, de faire une réservation dans tel restaurant plutôt que dans tel autre, d’offrir ce cadeau à mon amoureux (amoureuse) plutôt que tel autre… C’est dans ce dernier type de raisonnement que l’émotion intervient. Un fait remarquable a été observé chez certains patients porteurs d’une lésion dans la partie orbitofrontale de leur cerveau. Ces patients présentent à la fois un déficit dans les émotions ressenties et une incapacité à prendre une décision de ce type (ou mettent un temps exagérément long pour la prendre).
Que se passe-t-il dans nos cerveaux supposés normaux lorsqu’on effectue un raisonnement d’ordre personnel en vue de prendre une décision la plus adaptée possible ? Notre cerveau ne fonctionne pas indépendamment de notre corps. Il encode en permanence l’état de notre corps et ces informations corporelles sont stockées en mémoire au même titre que les autres informations perceptives (visuelles, auditives, olfactives…). Ainsi, lorsqu’on est en présence d’une situation générant une émotion, toutes ces informations sont associées pour former une trace multidimensionnelle qui sera stockée dans notre mémoire pour une durée pouvant aller de quelques minutes à plusieurs jours, semaines, mois, voire années. Cette trace ne sera jamais figée, mais elle évoluera en fonction de nouveaux épisodes vécus lorsqu’on sera en présence d’une situation proche ou d’objets identiques ou comparables. Cette trace sera donc susceptible d’être réactivée dans des situations comparables à celle où elle a été formée ou réactivée par le passé. Ainsi, l’état du corps que votre cerveau a enregistré dans une situation vécue antérieurement pourra être réactivé dans une situation similaire et l’interprétation de cet état comme étant globalement agréable ou désagréable pourra faciliter votre raisonnement ou votre prise de décision. Prenons un exemple : vous aimez bien manger, mais vous détestez attendre. Vous hésitez à vous rendre dans un restaurant où vous savez que vous mangerez très bien, mais dans lequel vous devrez probablement attendre, et dans un nouveau restaurant encore peu connu, dans lequel vous n’aurez probablement pas à attendre, mais dont la qualité culinaire est peut-être inférieure. Lors de ce raisonnement, vous réactiverez — probablement de façon non consciente — des épisodes antérieurs dans lesquels vous avez bien (ou mal) mangé et dans lesquels vous avez attendu (ou non). La réactivation de ces informations comprendra également la réactivation de l’état corporel, agréable ou désagréable, associé à ces épisodes, ce qui facilitera votre prise de décision.
Il est important de noter que le processus juste décrit ne s’oppose pas à un raisonnement logique et rationnel, mais il pourra le compléter, surtout dans des situations complexes où les options sont nombreuses et leurs conséquences difficiles à départager. Dans de nombreux cas, les deux types de raisonnement pourront conduire à des décisions similaires. Par exemple, dans le cas d’un trajet en voiture, vous devez choisir entre deux itinéraires. Votre GPS vous indique que l’itinéraire « A » vous fera gagner 50 minutes et qu’il sera plus court que l’itinéraire « B » de 80 km. De plus, le coût global de l’itinéraire « A » (péage et carburant) vous permettra une économie de quelques euros. Votre raisonnement rationnel vous incitera probablement à choisir l’itinéraire « A ». Dans ce cas, le mécanisme basé sur l’émotion et l’interprétation de l’état corporel vous incitera à prendre la même décision (perdre du temps et perdre de l’argent ne génèrent pas des états corporels agréables).
Ce qui précède porte sur des émotions définies comme des épisodes de courte durée, générés par la présence d’un élément déclencheur. Ce court article serait incomplet s’il n’était pas mentionné le fait que l’état émotionnel plus pérenne dans lequel on peut se trouver (souvent appelé humeur ou état affectif), pouvait également influencer la cognition et, dans certains cas, le raisonnement et la prise de décision. Un état permanent de tristesse pèsera en faveur d’une décision de rester chez soi plutôt que de sortir et passer une soirée entre amis, par exemple. De la même façon, un état anxieux jouera en faveur de la décision de ne pas prêter vos clés à un voisin pour qu’il vienne arroser vos plantes en votre absence.
En conclusion, la prise de décision est multifactorielle ; elle peut résulter d’un raisonnement logique et rationnel, être affectée par votre humeur, mais elle dépend aussi de l’épisode émotionnel que vous vivrez au moment où vous prendrez cette décision et évoquerez ses conséquences possibles.Il est important de noter que ces trois sources d’influence ne sont pas mutuellement exclusives, mais qu’elles peuvent intervenir de façon parallèle et complémentaire. Il est donc important de considérer l’émotion comme étant au cœur des mécanismes régissant nos comportements et comme un bien dans le raisonnement et la prise de décision. La considérer comme un biais consisterait à faire fi des découvertes récentes portant sur le fonctionnement de notre cerveau et de notre cognition.