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D’un côté, les messages d’avertissement anti-tabac poussent les fumeurs à moins consommer en agissant sur leurs émotions, directement en lien avec leurs prises de décision. D’un autre côté, le plaisir procuré par la cigarette pousse ces mêmes fumeurs à consommer davantage. Quels sont les mécanismes à la base de ces émotions et tendances à l’action antagonistes ?
Carolyn Bennett, ministre fédérale de la Santé mentale et des Dépendances du Canada a récemment annoncé que, dès le 1er août 2023, des messages d’avertissement sur les méfaits du tabac devront apparaître sur chaque cigarette. On verra ainsi apparaître, au bout de chaque cigarette, des messages tels que « du poison à chaque bouffée » ou « les cigarettes causent le cancer ». Cette mesure concernera dans un premier temps les cigarettes au format long puis sera progressivement étendue à l’ensemble des cigarettes. La mesure, censée contribuer à réduire le tabagisme à un taux inférieur à 5% dans les douze prochaines années, va compléter les mises en garde présentes sur les paquets de cigarettes qui seront elles-mêmes mises à jour.
La question de l’impact de ces mises en garde agissant sur l’émotion du consommateur et sa prise de décision est donc une question cruciale. Dans les faits, la présence de ces messages d’avertissement a effectivement contribué à réduire la consommation de tabac, même si d’autres facteurs ont pu contribuer parallèlement à cette réduction, comme l’avènement de la cigarette électronique ou la hausse des prix du paquet des cigarettes. Mais par quels mécanismes, précisément, ces messages impactent-ils le comportement ?
L’importance de messages variés : La présence d’un message unique de type « fumer tue » serait d’un intérêt limité. En effet, ce message unique serait perçu avant chaque consommation de cigarette et cette perception serait suivie d’un sentiment de bien-être et de plaisir chez le fumeur dans les secondes qui suivent. Progressivement (d'une cigarette à une autre, d'un paquet à un autre), notre mémoire, qui fonctionne par la création d’associations entre différents éléments (percepts, représentations…) créerait un lien entre le message perçu et le plaisir généré, ce qui réduirait l’impact du message, voire le rendrait contre-productif. Il est donc important que le message varie d’un paquet à l’autre. Pour un impact optimal, il est également important que des éléments autres que le texte du message varient aussi d’un paquet à l’autre, comme la typographie ou la couleur du texte, ou encore la présence de paquets de couleurs différentes ou comportant des photographies différentes. Le principe juste décrit s’étend bien évidemment au texte qui apparaîtrait sur les cigarettes elles-mêmes.
L’importance de messages convaincants : Outre la variation des messages, le contenu du texte ou le choix des photographies sont des éléments déterminants. Le texte sera d’autant plus impactant qu’il sera en adéquation avec les préoccupations du consommateur. Un avertissement concernant la stérilité sera probablement moins impactant chez un fumeur âgé que chez un adulte de 35 ans. Par ailleurs, une photographie doit être perçue comme vraie et réaliste. Si elle est trop choquante, voire insoutenable, elle pourra être immédiatement rejetée et manquera son objectif. De plus, un message dont le contenu est « profond », car incitant le consommateur à la réflexion, sera à la fois plus impactant et mieux mémorisé. En bref, il est nécessaire que le message « touche » le consommateur et l’incite à la réflexion et que ce message ne soit pas trop violent car il risquerait d’être immédiatement rejeté.
L’importance de la signification normative : La peur générée par le message d’avertissement n’est pas la seule émotion à la base d’une potentielle dissuasion de consommation. En effet, dans un contexte de consommation sociale, exhiber un paquet neutre et portant un message d’avertissement perdra tout aspect valorisant et pourra générer un malaise, voire un sentiment de honte. Le temps est révolu où le fumeur sortait fièrement un paquet de sa poche, communiquant ainsi à son entourage un indice valorisant sur sa personnalité, véhiculé par la Marque de cigarettes choisie. Le malaise d’exhiber son paquet de cigarettes sera d’autant plus fort que le nombre de fumeurs diminuera, ce qui renforcera encore la tendance à la chute du tabagisme.
L’importance de la répétition et de la proximité du message : Le fait de faire apparaître des messages d’avertissement sur les cigarettes elles-mêmes aura probablement plusieurs conséquences contribuant à une dissuasion renforcée. Premièrement, ce message complétera celui apparaissant sur le paquet de cigarettes et en renforcera l’effet. Deuxièmement, le message ne sera pas perçu uniquement lors de la prise en main du paquet, mais pendant toute la durée de consommation de la cigarette. Troisièmement, le message sera positionné « au plus près » du consommateur, soit entre ses doigts et ses lèvres. L’impact du message et son aspect menaçant se verront encore renforcés par cet effet de proximité. Enfin, au malaise d’exhiber son paquet à son entourage, s’ajoutera celui d’exhiber chacune de ses cigarettes. Il faut par ailleurs noter que ce message sur les cigarettes individuelles fera qu’un fumeur occasionnel se voyant offrir une cigarette unique (notamment de jeunes consommateurs) ne pourra pas échapper au message d’avertissement.
Une lutte acharnée au sein même de notre cerveau : La panoplie des mesures déployées pour lutter contre le tabagisme devrait logiquement entraîner une diminution drastique de la consommation de tabac ; or cette diminution ne sera, selon toute vraisemblance, que très progressive. Les mécanismes cognitifs sensibles à ces mesures mènent en réalité une lutte fratricide avec un autre mécanisme qui, lui, pousse le fumeur à la consommation. La nicotine contenue dans les cigarettes se retrouve très rapidement dans notre circulation sanguine et se fixe sur les récepteurs à l'acétylcholine, dans l'aire tegmentale ventrale du cerveau. Ce mécanisme provoque la libération de dopamine dans le noyau accumbens, dont le taux reste élevé pendant plusieurs heures après la consommation. La dopamine est un neurotransmetteur bien connu du système de récompense et de la sensation de plaisir. L’activation de ce système incite l’individu à réitérer le comportement qui a déclenché cette sensation de plaisir et donc à fumer davantage. Un comportement d’addiction est ainsi mis en place, parallèlement au processus censé inhiber le comportement de consommation consécutif aux messages d’avertissement.
En conclusion, cet article montre qu’il n’est pas simple de générer un changement de comportement profondément ancré dans les habitudes individuelles. Pour lutter contre un processus d’addiction, il faut mettre en place un dispositif complexe et pluriel et s’armer de patience. Différents types d’émotions sont impliqués dans les mécanismes de prise de décision relatifs à la consommation de tabac dans le contexte de la législation actuelle. Qui plus est, des travaux récents ont montré une influence de la nicotine sur les stratégies de prise de décision, même en-dehors de la décision de fumer. Cela fera l’objet d’un prochain article.